Jihadisme: les vraies leçons de l’affaire Nemmouche – par Jean-Pierre Filiu

Article  •  Publié sur Souria Houria le 4 juin 2014

Le choc de l’arrestation de l’auteur présumé de la tuerie du Musée juif de Bruxelles a suscité les habituelles interrogations sur le parcours de l’intéressé. On a questionné son environnement familial, sa scolarité heurtée, ses démêlés avec la justice, dans l’espoir de déceler la faille conduisant à son embrigadement terroriste. La vérité est pourtant que Mehdi Nemmouche, comme Mohammed Merah avant lui, ne nous apprennent rien sur le pays où ils sont nés et la société où ils ont grandi. En revanche, il est essentiel de tirer d’un tel itinéraire jihadiste les leçons qui s’imposent pour prévenir une menace grandissante.

Plus de vingt années à suivre du moins loin possible la mouvance jihadiste m’ont amené à la plus grande prudence sur les concepts de « radicalisation » et de « loup solitaire ». Là où d’aucuns voudraient identifier des trajectoires vers l’extrémisme, je ne vois souvent que basculement après un choc individuel ou collectif. L’épouvante syrienne déstabiliserait à cet égard les personnalités les plus solidement charpentées. Quant au mythique « loup solitaire », je ne l’ai jamais rencontré. Et je suis prêt à parier que Nemmouche, qui a effectué un complexe détour par l’Extrême Orient avant de rejoindre la Belgique depuis la Syrie, avait derrière lui un réseau d’appui, voire des donneurs d’ordre.

Les trois leçons de l’attentat de Bruxelles et de cette cavale interrompue me semblent plutôt les suivantes: la non-intervention en Syrie a aggravé la menace jihadiste qu’elle prétendait justement endiguer; l’EIIL (Etat islamique en Irak et au Levant) prépare de nouveaux attentats en Europe; ce défi de sécurité collective ne peut être relevé à l’échelle de la France, mais bien de l’Europe, et si possible de l’ONU.

1. La non-intervention en Syrie a aggravé la menace jihadiste

Cela fait plus de trois ans que le dictateur Bachar al-Assad a eu les mains libres pour massacrer une population qui avait osé lui résister. Cette révolution syrienne s’en est tenue durant de longs mois à une stratégie non-violente, qui a laissé de marbre les puissances occidentales, tandis que la Russie et l’Iran assuraient le despote de leur soutien inconditionnel. L’opposition syrienne a finalement opté pour la voie armée par défaut et sans plan d’ensemble, ce qui a favorisé l’autonomisation des groupes combattants. Cette segmentation ne peut surprendre que ceux qui ont oublié le rôle des parachutages anglo-saxons dans l’unification opérationnelle de la Résistance française. Plus grave, le refus occidental de permettre à la Résistance syrienne de contester le monopole aérien du régime Assad a laissé les zones, même libérées de la dictature, toujours vulnérables aux bombardements réguliers par avions et par hélicoptères, en toute impunité. On ne reviendra pas ici sur l’utilisation massive de gaz de combat par Assad contre les habitants de sa propre capitale, en août 2013.

Ces crimes contre l’humanité perpétrés au vu et au su du monde entier ont ouvert la Syrie aux jihadistes venus de l’Irak voisin, où ils avaient établi dès 2006 leur « Etat islamique ». Ils ont été ménagés par Bachar al-Assad qui voyait en eux l’instrument d’une division durable du camp révolutionnaire. Ils étaient aguerris par des années d’insurrection en Irak et disposaient d’un armement lourd qui faisait cruellement défaut à la Résistance syrienne. En avril 2013, Abou Bakr al-Baghdadi, leur chef, a proclamé l’Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL), connu aussi sous ses acronymes (anglais) d’ISIS et (arabe) de Da’ech. Depuis janvier 2014, la coalition révolutionnaire se bat sur deux fronts, contre le régime syrien et contre les jihadistes de l’EILL, qu’elle a expulsés après de terribles combats hors d’Alep et du reste des zones « libérées » du nord du pays. Très concrètement, les résistants syriens luttent avec acharnement, et dans un rapport de forces écrasant en leur défaveur, contre deux types d’intervention étrangère, celle des milices pro-iraniennes du Liban et de l’Irak aux côtés du régime, d’une part, celle des jihadistes de Baghdadi, d’autre part. Ceux-ci ont constitué un « Jihadistan » aux confins de la Syrie et de l’Irak, où ils ont rassemblé des milliers de « volontaires » de toutes nationalités.

2. L’EIIL prépare de nouveaux attentats en Europe

Nemmouche, loin d’être un « loup solitaire », n’est sans doute que l’éclaireur d’une nouvelle vague de terroristes encadrés par l’EIIL. Baghdadi a l’ambition de son mentor Zarqaoui, tué en 2006 en Irak : il œuvre à consolider une « base » (en arabe Qaida) géographique avant de mobiliser la « base » de données de réseaux cosmopolites, capables de projeter la terreur au-delà des frontières régionales de la « base » physique. Zarqaoui avait ainsi frappé sa Jordanie natale en 2005, jetant dans les rues d »Amman une marée humaine de protestation contre Al-Qaida (même l’Espagne n’a pas connu de tels rassemblements après le carnage du 11 mars 2004). Baghdadi n’a rien à craindre de Bachar al-Assad, qui concentre ses pilonnages contre les révolutionnaires syriens (au moins deux mille civils ont péri dans la seule ville d’Alep depuis le début de 2014 dans des lâchages de « barils », en fait des containers bourrés de TNT et de grenaille pour en maximiser l’impact destructeur et incendiaire). L’EIIL a donc toute latitude pour animer les fameuses « filières jihadistes » vers la Syrie.

Peu importe la motivation initiale des « montées » au jihad : une fois sur place, l’individu, le groupe d’amis ou la famille déracinée sont totalement à la merci de la structure ultra-violente de l’EIIL. L’aliénation linguistique aggrave l’isolement pour ces égarés qui maîtrisent très mal l’arabe (et qui de surcroît sont mandatés par leurs commissaires politiques pour imposer le « vrai Islam », en fait la doctrine totalitaire de l’EIIL, aux Musulmans syriens). J’ai pu constater à Alep durant l’été 2013 la rancœur, voire la haine des Syriens à l’encontre de ces « Martiens » (sic) intolérants et brutaux. L’utilité militaire des « volontaires » étrangers étant pour le moins discutable, ils sont assignés au recrutement par Facebook d’un « quota » de compatriotes, d’où la progression exponentielle des départs en Syrie, le « jihad » proclamé n’étant souvent qu’un prétexte à une évasion orientale. Le réveil est brutal et l’EIIL est alors en mesure, par des pressions diverses, de renvoyer un terroriste actif ou un militant « dormant » en Europe.

Car c’est bien l’Europe qui est visée, et non un pays en particulier. Al-Qaida a toujours frappé les Occidentaux pour ce qu’ils sont, non pour ce qu’ils font. La rhétorique homicide d’Al-Qaida contre « les Juifs et les Croisés » peut justifier aussi bien un attentat antisémite, tel celui de Bruxelles, que des frappes aveugles dans des lieux publics, comme à Madrid en 2004 ou Londres en 2005. C’est ce type de carnage que Baghdadi rêve de perpétrer à son tour avec deux objectifs : évincer une fois pour toutes le successeur de Ben Laden, Ayman Zawahiri, sur lequel il a déjà pris un ascendant décisif ; déclencher, à la faveur du climat populiste et xénophobe en Europe, un cycle de représailles racistes et de violence intercommunautaire, qui lui fournira de nouvelles recrues et confortera a posteriori son discours de haine.

3. Ce défi de sécurité collective ne peut être relevé à l’échelle de la seule France

Les gouvernements Ayrault et Valls ont pris la mesure du danger bien avant la plupart de leurs partenaires européens, à l’exception notable de la Belgique. Mais les plans les plus cohérents à l’échelle nationale ne peuvent endiguer ce qu’un professionnel de la lutte anti-terroriste appelait devant moi le « tsunami » qui s’annonce depuis la Syrie. La France de François Hollande a eu le courage d’intervenir au Mali en janvier 2013 alors qu’Al-Qaida au Maghreb Islamique, certes capable de frapper les intérêts français dans la zone, n’était pas en mesure de viser le territoire national. Il en va tout autrement pour l’EIIL : la France ne saurait rester seule à s’engager quand la menace s’étend potentiellement au continent tout entier. Car plus un pays européen n’est épargné et même la paisible Finlande compte aujourd’hui une trentaine de jihadistes en Syrie.

Il n’est plus désormais question du sort de la malheureuse Syrie, des 160.000 morts d’un conflit barbare, du million de blessés, de l’exode forcé hors de leurs foyers d’au moins un tiers des 22 millions de Syriennes et de Syriens. Il s’agit bel et bien d’une menace pour la sécurité internationale : à la différence de Ben Laden dans l’Afghanistan taliban, de 1996 à 2001, Baghdadi n’a aucun mollah Omar à ménager et il est le maître absolu de son « Etat islamique ». Baghdadi dispose de sans doute dix fois plus de « volontaires » étrangers à renvoyer dans leur pays d’origine que Ben Laden n’en contrôlait à la veille du 11-Septembre. Autant l’Afghanistan était enclavé et difficile d’accès, autant la Syrie est via la Turquie en continuité territoriale avec l’Europe. Le compte à rebours a probablement déjà commencé en vue d’un attentat majeur sur notre continent.

La question est dès lors d’une tragique simplicité : soit Bachar al-Assad est un rempart contre le  terrorisme et le jihadisme, comme le prétendent à l’unisson Marine et Poutine, une fois de plus en harmonie ; soit la révolution syrienne est la seule voie pour terrasser l’hydre jihadiste et prévenir sa projection bien au-delà du Moyen-Orient. Trois ans à prêcher ceci en faisant cela ont fait le lit de Baghdadi et de ses séides. On ne pourra décidément pas dire que l’on ne savait pas.

 

source : http://www.huffingtonpost.fr/jeanpierre-filiu/jihadisme-les-vraies-lecons-de-laffaire-nemmouche_b_5432248.html

date : 04/06/2014